Stéphane ne veut pas...
par Irène Laborde - octobre 2006
J'écrirai peut-être un jour l'évolution de Stéphane, connu dans l'école pour sa violence. Traînant une renommée épouvantable, à deux doigts d'être plusieurs fois exclu de l'école, il avait été inscrit dans ma classe et pas dans l'autre CM1.
Mais ce que je veux essayer de montrer - en passant par un incident provoqué au cours du Conseil par ce garçon - c'est comment le Conseil fait contention pour le maître. Car dans cette histoire c'est bien le conseil qui m'a empêchée un jour de lui « voler dans les plumes ».
Le cadre de l'histoire est une correspondance avec une classe de l'est de la France, une classe d'Uckange, banlieue de Metz exsangue socialement et humainement du fait de la disparition de l'industrie sidérurgique dans les années 80. Les Lorrains sont prêts à venir nous voir. Nous sommes en janvier ; le maître de la classe et moi sommes d'accord : si nous voulons nous recevoir mutuellement cette année, il faut que les Lorrains viennent chez nous - dans la banlieue sud de Paris - en février et que nous, nous allions en Lorraine en mai ou en juin.
C'est organisé entre adultes mais je dois faire la proposition en Conseil, les enfants ignorant tout de la tradition de la correspondance P.I-Techniques Freinet et des voyages échanges entre corres.
Je m'inscris donc dans l'Ordre du jour du Conseil à la rubrique « je propose », certaine de mon fait : je vais provoquer l'enthousiasme.
Ce qui est le cas... sauf que quand je dis le rituel « Qui est contre que nous invitions les corres. ? » un doigt se lève, celui de Stéphane. Stupeur dans la classe. J'avale ma salive et lui demande :
- Tu nous expliques...
- J'ai pas envie... On sera trop nombreux ...
Il regarde dans la classe autour de lui comme s'il cherchait où on pourrait bien mettre 25 personnes de plus et il ajoute dans un silence de mort : « ça fera trop d' bruit. »
Maintenant j'en ris, ravie du bonhomme, mais à ce moment-là j'ai eu envie de le bouffer tellement l'humour de la situation m'échappait...
Je me suis (intérieurement) agrippée à ma chaise de président et j'ai dit :
- Qui veut dire quelque chose ?
Dans le temps qui était imparti à ce point de l'ordre du jour (j'avais prévu très court tellement je pensais que ça allait de soi - il faut toujours en P.I. se méfier du « ça va d'soi », Jean Oury le dit sans cesse) tout a été dit à Stéphane, tout ce qui pouvait être dit pour le faire changer d'avis. La classe entière, intervention après intervention a argumenté, vraiment gentiment, sur les avantages à recevoir les correspondants, comment on pourra faire, ce qu'on pourra faire, comment ça allait être chouette... Tout.
Moi, je distribuais la parole, hébétée. Car j'étais dans de sales draps question gestion du temps. Le collègue devait réunir les parents de ses élèves, les convaincre de laisser partir les enfants, trouver un financement (la quasi-totalité des familles étaient au chômage), réserver les billets de train, etc. Et je m'imaginais déjà en train de lui téléphoner pour lui dire : « Stéphane ne veut pas... ».
Le garçon a tout écouté, étrangement calme, secouant doucement la tête et disant tout bas : « Non, je ne veux pas... ».
J'aurais pu dire, comme le faisait Catherine Pochet : « Tas d'sable ! » (il faut que j'écrive un jour là-dessus, j'y pense depuis un moment).
J'aurais eu tort.
Mais j'avais dû faire un stage pendant l'été (je plaisante...). J'ai simplement dit : « Le temps est écoulé, la question est reportée au prochain Conseil. »
Ce n'est pas parce que j'y comprenais quelque chose. Au contraire, je n'y comprenais rien. C'est parce que le Conseil me contenait, me portait, m'étayait. C'est le rituel qui m'a permis de ne pas être violente, ni excluante, ni en colère, hors de moi par la faute de ce garçon qui faisait s'enrayer ma belle machine de classe-coopérative.
Au Conseil suivant, la décision est passée comme une lettre à la poste, Stéphane n'a pas réitéré son opposition. Les correspondants sont venus et ça a été une réussite.
Avec le recul je suis presque certaine que pour le garçon (il faudrait que j'analyse ça mieux) son retour définitif « parmi nous », dans le monde des humains et non pas dans celui des demi-sauvages où il évoluait en début d'année s'est effectué à cette occasion. Il allait déjà bien mieux à cette époque de l'année, d'ailleurs, à ce Conseil-là (je revois très bien toute la scène, quelque chose s'y est vraiment joué comme on dit au théâtre) il n'était pas assis à côté de moi - c'était le cas en début d'année - comme pour être protégé.
Peut-être voulait-il s'assurer définitivement que sa parole comptait, au moins autant que celle des autres et qu'il avait raison d'avoir envie d'être de cette classe-là. Peut-être en a-t-il eu, ce jour-là, la preuve éclatante.
Je suis mal comprise - notamment en Isère - quand je fais preuve d'acharnement dans mon opposition au vote démocratique dans la classe institutrice. La prochaine fois que j'ai à m'expliquer sur cette question, je raconterai l'histoire de Stéphane.