Le journal de classe en PI : au cœur des apprentissages pour tous

Esther Botton – janv 2020

La PI, une pédagogie institutionnelle tournée vers un objectif : que l’élève se saisisse des apprentissages, c’est à dire qu’il devienne autonome et qu’il soit capable de comprendre les codes de l’école et de les utiliser pour sa réussite. Fernand Oury et Aïda Vasquez évrivaient : « Dans la classe, nous préférerions pouvoir écrire l’école, devenir lieu d’activités et d’échanges, savoir parler, comprendre, décider etc...savoir lire, écrire, compter, toutes ces actions deviennent des nécessités. Ce nouveau milieu favorise, outre les apprentissages scolaires, l’évolution affective et le développement intellectuel des enfants et es adultes. »[1]

Je travaille dans une classe de CP/CE1 (1ière et 2ième primaire), en REP[2], dans un quartier urbain de la région Rhône-Alpes, en France. L’école élémentaire comporte 7 classes. A l’origine, elle était  fréquentée par des familles mélangées socialement, mais elle a, aujourd’hui, tendance à se paupériser, car les villas -de propriétaires- sont habitées par des familles qui n’ont plus d’enfants scolarisés.

Pour appliquer les programmes de l’éducation nationale, le cœur de ma pratique de classe est basé sur les textes que produisent les élèves et que nous publions dans un journal de classe. Depuis la conception des textes par les enfants eux-mêmes, jusqu’à la socialisation du journal auprès des familles, tout se fait et s’organise dans la classe, et du coup, peut se discuter avec la classe (au conseil, clef de voûte de l’édifice-classe). Tous les enfants travaillent et sont invités à monter dans le train : des plus proches aux plus éloignés de l’école. Chaque activité (écrire, choix de texte, imprimer, passer en couleur, assembler) que je vais décrire plus bas n’a de sens que si elle est liée aux autres, et parce qu’elle peut à tout moment, être discuté en conseil avec les élèves.

Les élèves produisent des textes dits ‘libres’ (tel que l’a décrit Célestin Freinet dans sa classe coopérative : pas de consigne d’écriture, ils écrivent selon la forme et le sujet qu’ils veulent) dans leur cahier d’écrivain. Ils font cela, soit de manière autonome (lorsqu’ils ont fini un travail), soit au moment des ateliers ‘écrire’, qui sont à l’emploi du temps tous les matins et où je suis présente.

Une fois par semaine, les élèves volontaires participent au choix de texte. C’est le moment où la classe écoute les textes produits et décide du texte qui paraîtra dans le journal. Il s’agit d’un moment solennel où les enfants s’assoient devant la classe, avec leur cahier d’écrivain, prêts à lire leur texte. Le moment est ouvert, puis fermé à l’issue du vote.

Lire son texte à voix haute est une compétence à travailler et à acquérir. Un temps est pris après chaque lecture, pour poser des questions sur le texte : est-ce une histoire vraie ou inventée ? Je ne comprends ça.... Pourquoi tel personnage dit ça... ? C’est le premier moment où l’on peut avoir des retours sur son texte : s’il est compréhensible ou pas, quel effet il produit sur ses pairs. Je me souviens d’un élève qui avait écrit une phrase scatologique. Je l’ai laissé le présenter. C’était dans une classe qui pratiquait le choix de texte depuis longtemps (classe multi-niveaux), il y avait beaucoup d’enfants qui présentaient leurs textes. Au moment de la lecture du texte scatologique, certains enfants ont ri, mais il n’a recueilli que peu de voix. L’élève en question, de 5 ans, qui espérait voir son petit effet sur les copains, s’est fait remettre à sa place, en bonne et due forme. Il n’a plus tenté l’expérience et a été élu plus tard avec un autre texte, plus intéressant. Travailler en pédagogie institutionnelle, c’est permettre les interactions entre pairs. A chaque fois que ce sont les enfants qui se disent des choses de manière constructive, c’est l’assurance que se sera vraiment entendu.

Une fois le texte élu,  nous le ‘toilettons’ en collectif : c’est l’occasion de parler de la langue écrite. Nous modifions le texte pour penser au point, à la majuscule, pour supprimer les répétitions, que les connecteurs soient utilisés, choisir les pronoms appropriés, faire les accords du groupe nominal et en fin d’année, penser aux terminaisons des verbes. Tous les points de grammaire, d’orthographe, de vocabulaire, de conjugaison vus en classe, seront forcément abordés au moment du toilettage. Le travail autour du texte permet de réinvestir immédiatement les notions vues et de les appliquer au texte écrit. Au fur et à mesure de l’année, les enfants les plus éloignés de l’écrit apprennent par la répétition et l’application directe à leur texte ou celui de leur copain, des notions qui pouvaient ne pas faire sens jusque là. Pour toiletter un texte, nous nous plaçons du point de vue du lecteur pour que la lecture soit la plus aisée et agréable possible. Parfois cela fait rire, parfois cela surprend, parfois c’est poétique. Les différentes formes de texte apparaissent et sont répétées de texte en texte. Cela leur permet de s’entraîner. Au fil de l’année, les textes s’enrichissent, et sans que cela soit imposé par l’enseignant, nous avons l’occasion de voir des textes très variés.

Les textes qu’ils produisent dans leur cahier d’écrivain, ne sont jamais des textes aboutis et très construits mais ils parlent d’eux, de leur quotidien.

Acim : « J ’aime jouer avec mon frère »

Kyian : « J’aime jouer à la play »

Rayan : « Je suis monté dans un hélicoptère »

Ne pas juger ces ébauches d’expression libre est essentiel. Ils sont en train d’expérimenter qu’apprendre à écrire, leur offre une immensité de possibilités pour parler d’eux, du monde qui les entoure (Ayana ‘J’aime ma vie’ et Blediona ‘J’aime ma famille’) et donc de le mettre à distance, d’en rire, de le partager, de le dédramatiser aussi.

En début d’année, Zak a écrit : ‘Zak a peur des pandas’, mi-rêve mi-réalité sûrement... Le texte élu suivant a été celui d’Ethan : Ethan a peur des gens qui s’affolent et qui courent de partout.  Ethan, pourtant très bon élève, adapté à l’école, ne s’est pas hasardé à créer un texte à partir de ses lectures personnelles. Il a copié la forme du précédent texte et a utilisé l’expression d’une poésie que nous apprenions en classe. C’est aussi ça le texte libre, le lieu où l’on s’entraine en copiant une forme, en la modifiant, où l’on peut donc expérimenter l’écriture des autres afin de se l’approprier.

Raihana a écrit aussi ‘Deux hérissons attrapent des étoiles’. Texte poétique qui a plu à la classe.

En trois mois de travail, l’intérêt des élèves a été croissant et le moment de choix de textes est très attendu presque autant que le marché de la classe  (possible grâce à notre monnaie intérieure).

Une règle que j’impose au moment du choix de texte, c’est de ne pas réélire un auteur déjà publié dans le journal. Je tiens un classeur des auteurs déjà publiés. Tout le monde peut présenter un texte, tout le monde vote selon son envie, mais si le texte qui a récolté le plus de voix est celui d’un auteur déjà publié, nous cherchons le texte qui a obtenu le plus de voix après celui-ci. En fin d’année, les élèves anticipent cela, ils savent que tel ou tel élève n’a jamais été publié et savent d’avance qui sera le texte élu. Je me rappelle de Samuel qui n’avait pas écrit de toute l’année, et qui avait enfin, accepté d’écrire en fin d‘année. Les élèves avaient massivement voté pour lui et ils étaient tous très joyeux que son texte soit élu et publié. Je me souviens qu’il avait fait un texte sur madame patate et madame tomate (nous avions un projet jardin cette année-là), assez long et nous n’avions plus assez de ‘a’ dans l’imprimerie, j’ai dû aller en chercher dans un autre matériel !

Il est très rare que les élèves ne produisent pas. Ce Samuel-là avait un blocage avec l’acte d’écrire et quand il a pu (en le dictant), il n’a pas attendu pour le présenter au choix de textes.

Cette année, certains de mes élèves produisent des textes, mais ne le présentent pas au choix de textes. Ils ne sont pas prêts à les faire entendre à tous. Ce n’est pas grave, j’aime les observer et les voir s’installer dans le groupe. Ils le feront sûrement avant la fin de l’année, mais j’accepte qu’ils ne le fassent jamais. Après tout, l’important est qu’ils écrivent et qu’ils acquièrent les outils de l’expression écrite. Je leur rappelle oralement qu’ils peuvent présenter leur texte, mais ce n’est qu’une invitation qu’ils sont libres de ne pas accepter.

La dernière partie du travail consiste à imprimer le texte retravaillé en collectif. Je le recopie en écriture cursive (pour travailler la transcription cursif/script) et je le place devant l’imprimerie (imprimerie de Gutenberg- adaptée de quelques outils par Freinet pour que les élèves puissent l’utiliser de manière autonome). A tour de rôle, les élèves, par groupe de 2, vont le composer, puis l’imprimeront avec la presse.

L’imprimerie est l’outil qui permet d’expérimenter la coopération : à 4 autour d’une presse, chacun a une fonction qu’il ne peut exercer que s’il est à sa place et si les autres le sont aussi. Si un enfant veut prendre toute la place ça ne marche pas, de même que si un enfant regarde ailleurs. Ce n’est pas inné non plus. C’est un apprentissage, douloureux pour certains, mais ils réussissent toujours.

L’imprimerie a des vertus d’’ancrage’ dans la vie. Il s’agit d’une expérience physique : les mots, les lettres et les signes sont touchés, manipulés, placés. L’encre a une odeur, elle tâche, chaque mouvement fait, peut avoir des conséquences sur l’autre. Nous nous déplaçons autour de la presse, nous devons faire avec le corps des autres.

Autant le moment d’écrire son texte est assez intellectuel, autant les étapes de l’impression du texte,  sont des occasions d’expérimenter physiquement le texte. Cette manipulation-là est une soupape dont beaucoup d’enfants se saisissent : autant pour les enfants très scolaires que pour ceux qui ne le sont pas. Devant la presse, il n’a pas de bon ou mauvais élèves, je ne vois que des enfants qui travaillent, plus ou moins vite, mais ils aiment voir (et toucher) le produit de leur travail.

Quand les élèves, ensuite, saisissent des textes à l’ordinateur, je n’ai pas besoin de beaucoup me répéter pour qu’ils comprennent les espaces, les interlignes... C’est comme à l’imprimerie (c’est très clair ils comprennent de quoi je parle)!

Juste avant l’assemblage du journal, nous devons passer en couleur[3] l’illustration du texte élu grâce à une chaîne humaine, un des moments préférés des enfants, où la coopération entre eux est la condition pour la réussite. Autour de la table, 2 ou 3 enfants ont un pinceau et appliquent la couleur sur la feuille, un autre enfant, les doigts propres, manipule les feuilles en les plaçant devant ceux qui vont peindre. Un dernier enfant, enfin, enlève les feuilles et va les mettre à sécher. Cela constitue une chaîne efficace de production, mais qui ne peut l’être que si chacun est à sa place et respecte celle des autres.

La dernière étape est l’assemblage des pages du journal, autre moment fort de pratique collective. Un tas de chaque page du journal est placé, dans l’ordre sur les tables, en commençant par la dernière. Chaque élève prélève une page de chaque tas afin de constituer l’ensemble du journal. Au bout de la chaîne, 2 ou 3 élèves vérifient que les pages sont à l’endroit et qu’il y a le bon nombre de pages. J’agrafe chaque exemplaire une fois contrôlé. Durant moins de 30 minutes, la classe a des allures de fourmilière. C’est un moment calme, car il faut être précautionneux avec les pages du journal. Ma classe est agitée cette année et les temps de travail autonomes sont rarement calmes, mais lorsque nous avons fait le chemin de fer d’assemblage du journal, tout le monde était affairé. Ça fourmillait autour du travail.

Le journal trimestriel est ainsi créé avec toutes les pages écrites et fabriquées au fil des jours par la classe. En Pédagogie Institutionnelle, l’organisation de la classe autour de projets d’élèves est capitale. Le conseil nous aide à parler, décider, réguler notre travail. Nous parlons des conflits-inévitables dans un groupe - mais cela n’occupe pas l’essentiel du temps. Nous sommes en classe pour apprendre et travailler ensemble, c’est ce que nous devons organiser en tant qu’enseignants.

Cette petite machinerie ancrée et encrée au cœur de notre travail quotidien nous ramène bien à ‘ce que l’on fait là’ : au boulot, chacun individuellement, mais aussi ensemble quand nous avons besoin des autres pour avancer. Et surtout, autour des pages à passer en couleurs, de l’imprimerie ou de la presse, au moment d’écouter un texte, il n’y a pas de hiérarchie entre eux, bien au contraire. Amis ou pas, bon ou mauvais élève en dictée, ils coopèrent et ont besoin que chacun soit juste à sa place. Oury disait : ‘juste sa place, rien que sa place, toute sa place’. Un enjeu de taille mais qui vaut le coup d’être tenté.


[1]Fernand Oury et Aïda Vasquez, Pédagogie, éducation, mise en collection, Masparo, 1972

[2] classification des secteurs scolaires en fonction de la pauvreté des familles fréquentant l’établissement en France, et qui bénéficient de moyens financiers spéciaux.

[3] Chaque texte est illustré par un enfant différent au feutre noir. Ce dessin est photocopié 20 fois si l’on prévoit 20 exemplaires du journal. Nous imprimons le texte élu sur ces 20 exemplaires avec l’imprimerie. Quand l’encre est sèche, nous passons en couleur le dessin photocopié.